Écoféminisme : de quoi s’agit-il vraiment ?

Par Sofía Viramontes Molina

Traduit par Lucía Gullco

Écoféminisme : de quoi s’agit-il vraiment ?

Au cœur de l'État du Yucatán, au Mexique, se trouve une très petite ville nommée Sotuta. Elle possède moins de six-cent habitants et il y fait très chaud et très humide durant la majeure partie de l’année : le thermomètre affiche rarement moins de 26 degrés Celsius, et indique 30ºC ou plus la plupart du temps. 

Cristi — Cristina Chuc Cámara, mais elle préfère son surnom — a vécu presque toute sa vie à Sotuta et elle est habituée à la météo, ce qui explique pourquoi tous les matins, elle se réveille avant l’aube pour arroser son jardin, où, depuis le début de la pandémie, elle fait pousser des légumes, des fleurs et des fruits. Elle fait partie d’un groupe de femmes du village qui ont fait face aux adversités en ravivant et cultivant le savoir ancestral. Ce sont les Solaristas, et elles ont révolutionné le mode de vie à Sotuta.

Tout a commencé comme une solution à un problème imminent : Cristi et son mari avaient tous deux perdu leur emploi à cause de la pandémie, et les aides du gouvernement n’arrivaient pas. La situation était critique, puisque dix personnes habitent leur foyer et dépendent d’eux. 

À l’aide de deux amis, ils eurent l’idée de rétablir un projet qui avait été effectué dans leur jardin 26 ans auparavant : un solar, un potager de polyculture biologique qui, dans la culture traditionnelle maya, se trouve dans les espaces non construits des maisons. 

Le souci, cependant, était que l’emplacement utilisé pour nourrir la communauté il y a quelques décennies s’était transformé en décharge. À Sotuta, comme dans beaucoup d’autres villes et villages autour du monde, il n’y a pas de système de collecte des déchets. Les gens ont alors deux options : brûler leurs ordures, ou bien les enterrer. Chez Cristi, c’était cette dernière qui était mise en œuvre ; ainsi, avant de cultiver quoi que ce soit, il fallait nettoyer les lieux. 

Ils eurent besoin de trois jours et de beaucoup d’aide pour enlever tous les déchets, mais finalement, là où l’on trouvait des couches sales, des bouteilles de Coca-Cola et des emballages de pain Bimbo, l’on trouve maintenant des tomates, de l’hibiscus, des habaneros, de la roquette, des fleurs de cempásuchil, des concombres, du maïs bleu et des radis. 

Leur exemple fut suivi par d’autres amis en situation de crise, et c’est ainsi que les Solaristas de Sotuta ont vu le jour, inspirées par les enseignements de Vandana Shiva : «La graine n’est pas seulement à l’origine de la vie. C’est le fondement même de notre être.» 

En août 2021, elles ouvrirent un centre pour assurer la souveraineté alimentaire de Sotuta. Cet espace crée un cycle de production en générant des emplois pour les femmes et les jeunes, des ateliers, des campagnes d’information nutritionnelle, une banque de graines non transgéniques, et organise des trocs alimentaires rassemblant toute la communauté du village. 

J’écris sur les Solaristas parce qu’elles exemplifient à la perfection l’essence de l’écoféminisme. Non pas parce qu’il s’agit de femmes qui font quelque chose d’«écologique», ni parce que leur féminité serait censée les connecter davantage à la nature. C’est parce que le travail qu’elles effectuent rétablit l’ordre des rapports de pouvoir et de l’oppression. Qu'est-ce que cela veut dire ? Que leurs activités — qui incluent des hommes, d’ailleurs — n’encouragent pas l’exploitation du moindre être vivant, mais au contraire, encouragent un rapport sain entre humains et non-humains, et protègent toute forme de vie.  C’est donc cela, l’écoféminisme. 

Ce mot, écoféminisme, a été créé par une féministe radicale française nommée Françoise d’Eaubonne, et il fit sa première apparition dans l’ouvrage Le feminisme ou la mort, publié en 1974. Dans ce livre, d’Eaubonne établit le lien entre l’exploitation des femmes par les rôles sociaux et la crise écologique, empirée par la surpopulation humaine. Bien qu’elle fut une activiste très reconnue, assez proche de Simone de Beauvoir, sa proposition ne fut pas bien accueillie en France. D’autres féministes qualifièrent l’écoféminisme d’essentialiste, affirmant qu’il justifiait l’idée de la femme plus proche de la nature, à un moment où le mouvement féministe ne pensait qu’aux luttes libérales : la lutte pour le droit de travailler, d’avoir une indépendance économique, d’ouvrir un compte bancaire, de divorcer, etcétera. Leur lutte voulait que l’on considère la femme comme plus proche de la Culture, et non pas de la Nature* ; une théorie rattachant les femmes à leur dessein «naturel» ne leur semblait donc guère convaincante.

Quelques années après l’apparition du mot, des collectifs de femmes aux États-Unis commencèrent à dénoncer des injustices commises contre des groupes minoritaires, qui étaient aussi connectées à des enjeux écologiques. Le Women’s Pentagon Action a été reconnue comme l’une des manifestations écoféministes les plus importantes, en particulier pour avoir mené un mouvement anti-nucléaire repris dans plusieurs pays occidentaux. 

Mais la réalité est que dans le monde entier, et pendant très longtemps, différents groupes ont constaté le lien entre les violences faites à certains êtres humains (les femmes étant des plus agressés) et celles faites à d’autres formes de vie. Pour le définir très simplement, ils ont constaté une structure au sein de laquelle certaines vies sont plus importantes que d’autres, et ces dernières n’existent que pour servir celles ayant le plus de «valeur».  L’écoféminisme, contrairement aux reproches faites par ses détracteurs, ne cherche pas à réduire les femmes à leur rôle «naturel», mais il comprend qu’il y a des violences communes exercées envers les femmes (et d’autres prétendues minorités) et envers ce que l’on considère être la Nature (comme si l’humanité n’en faisait pas partie).

Nous pouvons trouver des femmes organisées qui ont lutté pour leurs corps et leurs terres partout en Amérique latine, comme les très célèbres Amazones, mais aussi des groupes au Guatemala et au Mexique qui proposent une interprétation différente du monde, où les corps-territoires** font partie de la même lutte, puisque nos corps sont notre premier territoire, et sont directement connectés à l’espace que nous habitons. 

En Inde, on retrouve les Chipko, les tree huggers, qui en enlaçant les arbres ont fait face à l’industrialisation et la déforestation qui menaçait de finir avec leurs forêts. Au Kenya, le Green Belt Movement a rétabli des milliers d’hectares de terre asséchée qui avaient laissé les femmes du milieu rural plus vulnérables et sans ressources.

Le mot écoféminisme est assez récent, mais la lutte contre ces violences connectées ne l’est pas. Et même s’il a été largement critiqué pour son «essentialisme», l’écoféminisme connecte un nombre extraordinaire de théories, et répond à une multitude de questions sur la mise en place des rapports de pouvoir. Dans le prologue de la réédition d’un des ouvrages écoféministes les plus célèbres***, la sociologue australienne Ariel Salleh écrit : «L’écoféminisme est le seul cadre politique que je connaisse qui puisse énoncer les liens historiques entre le capital néolibéral, le militarisme, la science industrielle, l’aliénation des travailleurs, les violences domestiques, les technologies de reproduction, le tourisme sexuel, la maltraitance des enfants, le néocolonialisme, l’islamophobie, l’extractivisme, les armes nucléaires, les toxiques industriels, l’accaparement de la terre et de l’eau, la déforestation, le génie génétique, le changement climatique et le mythe du progrès moderne.» 

C’est cette même possibilité de profondeur qui a mis l’écoféminisme à l’écart. Il est dur à expliquer, il ne peut pas être défini en quelques phrases, et il est intimement lié au contexte; l’écoféminisme exploré par Françoise d’Eaubonne est très différent de celui des Solaristas, non seulement parce qu’il y a des décennies d’écart entre elles, mais aussi parce que leurs réalités et les formes d’oppression qu’elles ont subi  sont complètement différentes, tout comme leurs héritages traditionnels. 

La diversité et l’exhaustivité proposées par l’écoféminisme l’a rendu un excellent sujet pour des philosophes, des sociologues, et d’autres chercheurs. Quelques grands noms, en plus de ceux déjà mentionnés, sont Maria Mies, Val Plumwood, Carolyn Merchant, Donna Haraway, Silvia Rivera Cusicanqui, Lorena Cabnal, Greta Gaard, Wangari Maathai, Starhawk, Myriam Bahaffou, Emilie Hache, Geneviève Pruvost… Et on pourrait poursuivre l'énumération, puisqu’en touchant autant de sujets, l’écoféminisme a été amplement exploré intellectuellement.

Cependant, l’une des choses cruciales à retenir sur l’écoféminisme est qu’il ne s’agit pas d’une théorie, ou du moins, pas uniquement. Il doit revenir à l’action, à des intéractions réelles. Il doit en être ainsi, parce que la réflexion académique est aussi patriarcale et hiérarchisée, et elle appartient au domaine de la Culture, tandis que l’écoféminisme cherche à dissoudre les dualismes qui séparent le penser du faire, le coeur du cerveau, l’émotionnel du rationnel.

Donc, l’écoféminisme, de quoi s’agit-il vraiment ? Il s’agit de se rendre compte qu’il existe un lien entre l’eau de source surexploitée de Vittel, en France, et les onze féminicides par jour au Mexique. Il s’agit aussi de reconnaître que prendre soin des gens et d’autres êtres vivants n’est pas seulement important, mais nécessaire. Il s’agit de transformer un espace pour qu’il nourrisse votre famille et votre communauté. Il s’agit de pouvoir tout simplement exister en tant que personne queer. Il s’agit des corps poilus et gros. Il s’agit d’enlacer des arbres pour éviter qu’ils soient abattus. Il s’agit de véganisme, mais aussi de questionner les privilèges de celui-ci. Il s’agit de danser avec la lune, de menstruation, et de médecine traditionnelle. 

L’écoféminisme, c’est changer véritablement et radicalement comment l’humanité interagit avec le monde.

Vandana Shiva par Annick Gaudreault

 * Voir «Is Female to Male as Nature Is to Culture?», 1972, par Shery Ortner, et Feminism and the Mastery of Nature, 1993, par Val Plumwood.

 ** Il s’agit d’un concept amené par Lorena Cabnal, féministe communautaire du Guatemala qui a lutté pendant des décennies pour les droits des femmes et contre l’exploitation territoriale, critiquant le white-washing de l’écoféminisme et l’effacement des femmes indigènes. 

 *** Ecofeminism, de Vandana Shiva et Maria Mies.

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